02 juin 2015

Pour tous les Nathan du monde.

J'ai reçu ça:

Bonsoir Christian,

On a beau vivre des moments compliqués, la vie reprend ses droits. Elle repousse partout et malgré tout, même sur les champs de ruines, même dans une classe désertée par une bande d'élèves intenables, envolés à 16h45 comme une volée de moineaux désordonnés..

Aujourd'hui, Nathan est arrivé avec une veste de costume. Je l'ai remarqué tout de suite, et quand il est venu m'apporter ses tickets de tombola pas vendus, je lui ai dit comme il était élégant, comme ça lui allait bien. J'ai vu son sourire en premier, le plissement de ses yeux ensuite. Quelque chose a brillé dedans, alors je lui ai dit de retourner à sa place et que j'espérais bien qu'il avait fait ses devoirs correctement, autrement il serait puni.

Nathan n'a pas un "environnement porteur", pas grand monde pour veiller à son développement intellectuel. Il se débrouille tout seul, et mal. Depuis que nous l'avons placé devant en classe, il s'intéresse à tout. Il lève le doigt sans arrêt, pose des questions, propose des solutions ou des idées plus lumineuses les unes que les autres. Je vois son intelligence, derrière ses manières bourrues, je le lui dis chaque semaine : "bravo Nathan, tu progresses d'une façon extraordinaire!". Et c'est sincère.

Il y a deux semaines, je lui ai posé la question suivante:
"comment tu te perçois, Nathan?
La réponse est tombée comme un couperet : définitive. Il m'a dit, les yeux dans les yeux, les siens immenses, noirs, ouverts comme le livre du petit Prince:
_ je suis pas intelligent."

J'ai su qu'il ne mentait pas, qu'il ne jouait pas la provoc : il y croyait, de toute son âme, de toute son éducation, de tout le système scolaire.

Les deux bras m'en sont tombés. Que voulez vous répondre à ça? J'ai senti une marée monter dans ma poitrine, j'aurais aimé prendre le monde entier à témoin, le traîner devant je ne sais devant quel tribunal pour lui faire reconnaître qu'il y avait usurpation de son identité : c'est faux Nathan, tu n'es pas celui que tu viens de dire! Qui t'a dit ça? Qui t'a fait ça? Et comment je vais faire, moi, maintenant, pour te démontrer le contraire, avec mon pauvre petit lundi de rien du tout? Il faudrait aller voir le monde, les jardins publics, tranquillement t'expliquer comme je l'ai expliqué à mes propres gosses que la nature est bien faite dans l'ensemble, que les résultats scolaires sont une hérésie, que si tu aimes, tu comprends, si tu comprends, tu grandis, si tu grandis, tu sais...

Pas moyen.
les 27 autres derrière, les murs de la classe tout autour.
Une réponse à la hauteur de l'accusation? Je ne connais qu'un remède : "lève toi et marche".

Deux baffes dans ta tronche, oui, tu vas voir que le travail paie, que tu as ce qu'il faut sous le capot. Secoue tes puces, je ne te pardonnerai rien, aucun manquement, aucun devoir mal fait ou pas fait. Tu vas te rendre compte par toi-même...
J'ai soupiré, il était toujours planté devant moi.
"C'est absolument faux. Voilà. Tu sais ce que ça signifie, faux, en mathématique? Eh bien c'est mathématiquement faux. je SAIS que tu es intelligent, je ne te lâcherai pas avant que tu le saches aussi, et tu mordras la poussière pour cette leçon, je t'en fais la promesse.
Retourne à ta place à présent."

Aujourd'hui, on a revu la leçon sur "la, là, l'a, l'as". Deux semaines avaient passé, depuis les explications, peut-être trois. "La, là", c'était encore un peu présent dans les têtes. Mais "l'a, l'as", rien dut tout. Même le champion de la classe, il ne savait plus ce qu'il en était. 
Nathan a levé la main : "ça remplace le COD".
Je l'ai regardé, j'ai souri : "mais oui Nathan, c'est exactement cela. La "l apostrophe" remplace le COD. Exemple : il a mangé la pomme, il l'a mangée !!! Victoire, Alléluia, triple saut arrière : Nathan avait compris, seul et mieux que tous les autres réunis. Il avait pris ce pain là, et l'avait mangé, digéré...

Dans le brouhaha de la classe, c'est presque passé inaperçu. Il venait pourtant de monter l'Everest, tout seul et sans logistique.

Dans l'heure qui a suivi, il m'a fait deux dessins merveilleux.
Sur le premier, on me voit avec les deux bras en l'air et un immense sourire. Genre la fille qui a remporté une grande victoire. A côté, il y a une fenêtre où on aperçoit un arbre et à côté, un petit personnage tout seul, de dos.
Sur le deuxième dessin, je ne comprends pas trop; On voit me voit toujours (je me reconnais à cause des longs cheveux), mais cette fois le regard est triste, la bouche aussi. Le personnage lance une espèce de boulet de canon qui produit une grande flamme; La flamme va jusqu'au dessus de la tête d'un tout petit bonhomme qui virevolte dans l'air.
Au dessus il a écrit "je suis désue de ce séparé de vous".

Nous sommes en juin, il ne reste que quatre lundis avec eux. Quatre toutes petites journées, j'en ai le coeur à l'envers...

Oh comme je suis déçue aussi Nathan, si tu savais. J'ai pris ses dessins, je lui ai demandé de les signer et les dater, puis je l'ai remercié et je l'ai renvoyé à sa place.
Le soir, il avait encore des larmes dans les yeux au moment de franchir la porte de la classe. Je sais que ça va mal chez lui, il a pleuré il y a deux semaines, il m'a dit qu'il avait des soucis. Je lui ai expliqué alors que c'était sûrement grave, mais qu'à l'école au moins, il pouvait les déposer à l'entrée et vivre sa journée de petit garçon normalement. Il serait bien assez tôt le soir pour les retrouver. A l'école, il pouvait être et faire comme si. Essayer au moins. Ici, ce sont les sciences, l'étude de monde et de la famille Médicis, Camille Claudel tu vois, la magie des fractions et même les compléments d'objets directs.

Ce soir alors, quand j'ai vu ses larmes pointer leur nez, quand il a ouvert sa main pour me tendre, au creux de sa belle peau noire, une délicate fleur blanche en papier collée sur un support avec son nom, "Nathan", écrit à côté...

C'était le cadeau qu'ils avaient fait pour la fête des mères. Il en a fait une de plus, pour moi, une petite fleur de rien comme ça.
C'est vrai que sur le tableau ce matin, en entrant dans la classe, j'avais trouvé sur le tableau velleda : "Bonne fête Madame", signé par deux gamines de la classe.
La fête des mères.

Et ce soir, à la porte de la classe, Nathan.
Comme il restait planté là, avec ses larmes au bord des cils, je lui ai promis un coup de pied au cul pour lui faire passer l'envie de me revoir. Et que le plus beau cadeau qu'il pourrait me faire, c'est de travailler sans relâche, de lire, lire, lire encore, tout ce qui lui tomberait sous la main. Et que si un jour j'apprenais qu'il étudie à l'Université, qu'il est médecin ou tout autre chose, alors là oui, je serais vraiment contente.

Il est parti en souriant de toutes ses belles dents blanches. Je l'ai regardé dévaler les escaliers, j'ai crié par dessus la rembarde qu'on n'avait pas le droit de courir dans les couloirs et puis je suis rentrée pour balayer la classe.

La main ouverte et la petite fleur de papier dedans, comment dire...
C'est un cadeau immense, précieux, rare comme une edelweiss cueillie au sommet d'une montagne lointaine, si haute, si rude.....

Au moment où je l'ai prise, je n'aurais pas dû, mais je lui ai collé un bisou sur la joue en vitesse. J'ai dit : "je sais exactement où je vais la mettre". Je n'ai pas précisé, mais je savais que ce serait sur le miroir de ma coiffeuse, pour la voir chaque jour et penser à lui, aux autres, en me disant que ces gosses là poussent quelque part, comme la petite fleur de papier.

Et que, peut-être, ils vont bien.





11 commentaires:

M a dit…

Empreinte...
Des comme ça, il en faudrait dans la vie de chaque enfant !

Tilia a dit…

Heureusement qu'il y a toujours des enseignants qui prennent leur métier à cœur, malgré des conditions de formation et de travail loin d'être optimum.

Brigitte a dit…

Un témoignage très émouvant .Il ira certainement loin ce petit il suffit parfois juste de s'intéresser à eux et de leur montrer quel beau chemin ils peuvent parcourir, ces gamins là.
J'ai lu récemment un autre témoignage d'un adulte" né à 12 ans" après une discussion avec un prof. Ce gamin se pensait nul !

Il existe encore des personnes qui savent écouter et des profs formidable ,heureusement .
Bonne fin de semaine

Brigitte a dit…

Zut y'a un S resté en rade !!!

chri a dit…

@ M Tilia Brigitte Et puis qu'est ce que c'est bien écrit, non?

Tilia a dit…

Tellement bien écrit que je vais de ce pas mettre un mot en faveur de ce texte chez Michel

chri a dit…

@ Tilia Oh Merci pour lui et elle... Et Nathan qui est quand même LE beau sujet.

odile b. a dit…

"35 kilos d'espoir" Anna Gavalda
Bayard Jeunesse - 2002

Brigitte a dit…

Oui, oui, très bien écrit !
"Chagrin d'école" Daniel Pennac

chri a dit…

@ Odile et Brigitte Merci pour ces conseils de lecture.

chri a dit…

La maîtresse de nathan, dis-lui merci pour moi.

Marie Rennard. Le monde selon Victor

http://rennard.canalblog.com/archives/2015/05/31/32084288.html

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